Un acte 2 de l’« autonomie » des universités ?

La Cour des Comptes a publié en octobre dernier un rapport intitulé « Les universités à l’horizon 2030 : plus de libertés, plus de responsabilités ». Avec un tel titre, on sent d’emblée que la lecture va être passionnante et toute en nuances… Ce document s’inscrit dans le prolongement d’un rapport portant sur la « stratégie de finances publiques pour la sortie de crise », remis au Président et au Premier ministre. Ayant pour mission de « s'assurer du bon emploi de l'argent public et d'en informer les citoyens », la Cour des Comptes est devenue un instrument de légitimation des politiques d'austérité, s’autorisant à faire des prescriptions sur l’organisation des universités.

Quel est donc le contenu de ce rapport ? À l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiant.es s’ajoutent l’intégration des CROUS et des Unité Mixtes de Recherche (UMR) dans les universités et la création de « collèges universitaires ». Rassemblant les formations Bac +2 ou 3 avec les Sections de Technicien.ne Supérieur.e (STS) et les Classes Préparatoires aux Grandes Écoles (CPGE) sur un même territoire, ces collèges seraient organisés non plus par discipline mais par grands domaines, avec une spécialisation progressive des étudiant.es. Côté personnel, et comme le nom du rapport le laisse deviner, il s’agirait d’approfondir l’« autonomie » des universités en matière de gestion des ressources humaines : pour les agent.es BIATSS, une simplification des procédures de recrutement, encore trop centralisées (!), et pour les enseignant.es-chercheur.ses, la modulation des services avec un suivi de carrière et une évaluation réalisés par l’université, ce qui impliquerait bien évidemment une « réforme » du Conseil National des Universités (CNU).

Un acte 2 de l’« autonomie » des universités, en somme, comme l’appelait de ses vœux la Conférence des Président.es d’Universités (CPU) en 2019. On se souvient qu’à l’issue de son colloque annuel, la CPU avait publié cinq recommandations. L’une de ces préconisations visait à donner davantage d’« autonomie » aux établissements dans le recrutement et la gestion du personnel (ciblant particulièrement les enseignant.es-chercheur.ses avec la suppression de la qualification, la révision de la procédure de recrutement, la localisation des décisions de promotion et l’assouplissement de la répartition de leurs activités pédagogiques et scientifiques).

Aussi grossières soient-elles, ces propositions de la Cour des Comptes correspondent à l’air du temps « réformateur ». Cela dit, ces « mesures » provocatrices ne doivent pas faire oublier l’intense, et beaucoup plus sérieux, travail de réflexion et de légitimation réalisé par des acteur.trices institutionnel.les et scientifiques de l’Enseignement Supérieur et la Recherche pour pousser toujours plus loin la conversion entrepreneuriale et managériale de l’université. Engagé par la loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) adoptée en 2007, ce mouvement vise à réorganiser les établissements afin de les rendre plus compétitifs sur le « marché de la connaissance ». Face à l’autonomie des composantes (UFR, Écoles et Instituts), jugée inefficace, il s’agit de renforcer le pouvoir de décisions des directions d’universités.

La loi LRU a en effet entraîné une reconfiguration du gouvernement des établissements ainsi qu’un transfert de compétences de l’État central vers les universités en matière de budget et d’emploi (voire de patrimoine immobilier). Avec la réduction du nombre de membres dans le Conseil d’Administration et la diminution des représentant.es BIATSS et étudiant.es au profit des personnalités extérieures, la loi LRU a accru l’autorité du ou de la Président.e. Le passage aux Responsabilités et Compétences Élargies (RCE) a impliqué par ailleurs un renforcement des services centraux dans l’organisation des établissements et une diffusion des logiques gestionnaires dans les composantes, conversion d’autant plus aisée qu’elle s’opère dans un contexte de pénurie financière organisée par l’État.

 

Des promoteur.trices d'un approfondissement de l'"autonomie" des universités

Le processus de centralisation gestionnaire consécutif de l’« autonomie » des universités a été accompagné et surveillé par l’Inspection Générale de l'Administration de l’Éducation Nationale et de la Recherche (IGAENR), avec la réalisation d’audits préalables au passage aux RCE (IGAENR, 2009 et 2010), mais aussi, au cours de son application, avec la conduite de diagnostics réguliers, souvent comparatifs et assortis de prescriptions (IGAENR, 2012 et 2019). Durant le déploiement de l’« autonomie », les inspecteur.trices ont mis l’accent sur le pilotage stratégique des activités scientifiques et pédagogiques par des indicateurs de performance dans le cadre des dialogues de gestion entre composantes et direction centrale.

Poursuivant ce travail d’« accompagnement » institutionnel, l’IGAENR (devenue, en 2019, Inspection Générale de l’Enseignement, du Sport et de la Recherche) a récemment publié un rapport sur un maillon central de la transformation des universités : la Direction Générale des Services (IGESR, 2021). Rappelant la modification de leur statut en 2010 ayant entraîné la politisation de cette fonction – c’est-à-dire la participation de l'encadrement supérieur à l’élaboration du projet d’établissement et plus seulement à sa gestion administrative –, le rapport invite à renforcer la position institutionnelle des DGS par une série de recommandations au Ministère et aux Président.es d’universités. Les inspecteur.trices incitent par ailleurs ces agent.es à se saisir de l’animation administrative des composantes et des unités de recherche et appellent de leur souhait une montée en compétences par la formation de l’encadrement intermédiaire.

Si, de l’avis de l’IGESR, les DGS devraient s’emparer davantage du management des Responsables Administratif.ves (RA) de composantes, cela fait en réalité plusieurs années que ce sujet est présent dans leurs réflexions, comme l'atteste le contenu des colloques organisés tous les deux ans par l’Association des DGS des établissements publics de l’enseignement supérieur (ADGS). Les DGS se sont en effet penché.es précocement et longuement sur les méthodes de gestion du personnel. Les discussions s’appuient d’ailleurs sur les interventions de responsables des Ressources Humaines du secteur privé (groupe Safran en 2013) ou de consultant.es spécialisé.es dans le management des entreprises (cabinet Progrediens en 2015). Fait significatif, dans l’introduction de la conférence de cette consultante, le DGS de l’Université Paris Descartes explique le choix d’une telle présentation dans le colloque : « notre objectif sera de déterminer, ou non, si certains dispositifs sont réplicables, adaptables » dans les universités. Une question tout à fait légitime selon lui étant donné que les établissements de l’ESR sont des entreprises de service public et des industries de matière grise, dont il faut mettre les équipes en mouvement.

Plus spécifiquement encore, lors d’une table ronde portant sur la soutenabilité de l’offre de formation (2017), l’un des conférencier.es, DGSA délégué au pilotage et à l’aide stratégique, avance que « les futurs managers de ces composantes (…) ce sont des DGS bis qui sont dans ces structures capables d’avoir de vrais dialogues avec le niveau central et d’avoir un vrai pilotage décliné vis-à-vis des labos ou de leur faculté ».

D’autres acteur.trices poussent encore plus loin la réflexion sur la conversion managériale et entrepreneuriale de l’institution, en s’appuyant sur leur légitimité scientifique. C’est le cas de Christine Musselin, ancienne directrice scientifique de Sciences Po (temple de l’élitisme et de l’excellence), l’une des rares chercheur.ses à travailler depuis une trentaine d’années sur les transformations de l’Université en France. Cette constance lui a d’ailleurs valu d’être auditionnée par l’IGESR pour la rédaction du rapport portant sur les DGS. Dans son ouvrage intitulé Propositions d’une chercheuse pour l’Université, publié aux Presses de Sciences Po (évidemment), cette sociologue détaille sa vision de l’organisation des universités. Passage obligé de toutes les réformes à venir, la chercheuse invite le lectorat à envisager l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiant.es et à remettre en question le rôle du CNU dans la gestion de l’emploi et des carrières des enseignant.es-chercheur.ses.

Le principal intérêt, si l’on peut dire, de cet ouvrage réside cependant dans ses propositions visant à réorganiser les relations entre composantes et direction centrale des établissements. Afin de rendre la gouvernance des universités plus efficace, il s’agirait de supprimer la frontière entre les sphères administrative (DGS et DAC) et politique (directions élues), tout en développant la professionnalisation des enseignant.es-chercheur.ses qui occuperaient des responsabilités électives à temps plein. Les vice-président.es, en nombre restreint, deviendraient ainsi directeur.trices du service de leur domaine de compétences (pédagogie, recherche, international). Surtout, Christine Musselin avance que l’équipe présidentielle devrait être resserrée autour d’un président, de deux à quatre vice-président.es, du ou de la DGS et de quatre à six doyen.nes (sic). Les directeur.trices de composantes auraient ainsi un rôle accru dans la gouvernance des établissements mais recevraient également un transfert de compétences depuis les services centraux. Cette réorganisation serait rendue possible par l’alignement de l’élection des directions de composantes sur celle des conseils centraux, les listes présidentielles comportant les noms des futur.es directeur.trices.

 

Défendre l'autonomie professionnelle et approfondir la démocratie universitaire

L’Université fait donc l’objet d’un travail incessant et convergent de redéfinition de son organisation visant à limiter le pouvoir de délibération et de décision des composantes et à les intégrer aux logiques gestionnaires pilotées par la direction et l’administration centrales. Au cœur de ce mouvement de fond se trouve l’imposition des indicateurs de performance comme critères de gouvernement des établissements. Ces normes, dont la diffusion dans les services publics s’est accélérée après l’adoption de la Loi Organique relative aux Lois de Finances (2006) et de la Révision Générale des Politiques Publiques (2007), sont connues pour participer de la violence gestionnaire s’abattant sur les agent.es (et les usager.es).

La Direction Générale des Services, dépositaire de cette conversion managériale et entrepreneuriale de l’institution, devrait s’appuyer, selon les promoteur.trices de la « modernisation » des universités, sur les Directeur.trices Administratif.ves de composantes, conçu.es comme de simples courroies de transmission. Cette vision instrumentale de l’encadrement intermédiaire fait fi de l’attachement de ces agent.es à leur collectif de travail local, lieu de réalisation concrète, au quotidien, des missions de service public de l’ESR. Encore une fois, il ne s’agit pas de stigmatiser telle ou telle catégorie du personnel, mais de pointer les processus et mécanismes à l’œuvre ainsi que la cohérence des choix politiques des gouvernements successifs. S’il existe bien des militant.es du management dans les universités, nombreux et nombreuses aussi sont celles et ceux qui subissent ces mesures et sont contraint.es « de faire avec », alors même que ces changements ont des implications néfastes sur leur métier et le sens donné à leurs missions.

À l’Université de Caen Normandie, pendant la mandature précédente, nous avons connu une accélération de ces processus, comme nous le documentions dans deux textes intitulés Chroniques de l’Université à l’heure de l’« autonomie » et Le management décomplexé : briser les collectifs, individualiser la souffrance : fusion de l’administratif et du politique, développement des indicateurs de performance, diffusion du management dans la formation professionnelle et création des Directions Administratives de Composantes. La nouvelle équipe dirigeante a semble-t-il tenté de limiter certaines de ces tendances, mais la vague entrepreneuriale et managériale est puissante…

Il revient au personnel, enseignant comme BIATSS, de s’opposer à ce tournant, et pas seulement dans les urnes, en défendant l’autonomie des composantes et en approfondissant la démocratie universitaire. Héritière d’une longue histoire, atypique dans la Fonction Publique d’État, cette autonomie professionnelle s’appuie sur une sécurisation des conditions matérielles de travail (statut de fonctionnaire et financement public) et une organisation démocratique (principes de collégialité et de représentation) dans la gestion des emplois et des carrières ainsi que dans la réalisation des activités scientifiques et pédagogiques. Ce sont ces deux conditions qui sont mises à mal par le rouleau compresseur « réformateur » et les militant.es de l’« autonomie » gestionnaire.

Contre la dissolution du politique dans la gestion, il s’agirait de réaffirmer la primauté de la décision collégiale dans la détermination des objectifs pédagogiques et scientifiques sur le suivi des indicateurs de performance, essentiellement guidés par des considérations comptables. Plus encore, il s’agirait de renforcer cette démocratie universitaire à l’échelle locale des collectifs de travail, en intégrant réellement l’ensemble du personnel, titulaire comme précaire. L’un des enjeux du conflit entre l’UFR des STAPS et la précédente direction résidait dans une conception divergente voire opposée de l’organisation de l’université. Une partie des collègues mobilisé.es défendait (et expérimentait) des pratiques démocratiques en Assemblée Générale, durant la lutte mais aussi durant le fonctionnement normal de la composante. Ces « plénières », conçues comme des espaces de délibération et de décision collectives du personnel, étaient critiquées à l’époque parce qu’elles interféraient avec le Conseil d’UFR et surtout la direction de la composante. Comme s’il fallait se résoudre à ne faire vivre la démocratie universitaire que tous les quatre ans...

 

SUD Éducation – Solidaires

 


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