Chronique de l’Université à l’heure de l’« autonomie »

L’Université de Caen devrait fusionner avec son homologue rouennaise au 1er janvier 2022. Au terme d’un processus imposé de restructuration interne des composantes (Carré International, SEGGAT, HSS, IUT GON), l’équipe dirigeante actuelle, sans mandat, ni réelle concertation, a décidé d’avancer vers la création d’une Université Normande (sans la participation du site havrais). Rappelons en effet que cette perspective de fusion des établissements ne figurait pas dans le programme de la liste sortie majoritaire du scrutin aux conseils centraux en 2016. Ce « passage en force » ressemble à l’adoption des Responsabilités et Compétences Élargies (RCE) à l’Université de Caen, il y a dix ans. L’équipe dirigeante de l’époque, contrairement à ses engagements de campagne, décidait d’anticiper, au cours de l’année 2009-2010, le passage aux RCE, ces dispositions contenues dans la loi LRU qui transféraient aux universités la gestion du budget et de la « masse salariale ». L’histoire bégaie…

Au-delà des promesses qui n’engagent que ceux et celles qui y croient, dix ans après l’adoption des RCE et à l’aube de la disparition de l’Université de Caen, il est temps d’esquisser un bilan de l’« autonomie » imposée aux universités, réforme qui a modifié radicalement l’organisation des établissements publics de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR).

 

Du management pour pallier la compression de la « masse salariale »

N’ayant plus accès depuis deux ans à des informations précises concernant l’évolution de l’emploi à l’UCN (impossible de connaître le nombre et la localisation des suppressions de postes…) au Comité Technique de l’établissement, nous sommes contraint.e.s de nous reporter au bilan social produit chaque année. Or, ces documents, accessibles sur l’intranet, ne facilitent pas une lecture sur le temps long, en raison du mode de présentation des chiffres, et ne permettent pas une analyse fine de l’emploi par composante, l’information étant absente des bilans sociaux.

Entre 2012, pic de recrutement, et 2018, date des dernières données publiées, l’UCN connait une baisse de ses effectifs totaux qui passent de 2 861 à 2 696 agent.e.s. Cette diminution frappe plus durement le personnel BIATSS qui perd pas moins de 15% de ses effectifs en 6 ans. La baisse pour les enseignant.e.s est semble-t-il moins importante. Notons tout de même que le nombre d’enseignant.e.s-chercheur.e.s titulaires passe de 942 en 2012 à 870 en 2018 – moins 8% environ tout de même. Cette relative limitation de l’hémorragie pour les enseignant.e.s s’explique en fait par le recours accru à du personnel précaire : la part des contractuel.le.s passe d’un peu plus de 24% en 2012 à 31% en 2018. Les agent.e.s BIATSS connaissent quant à eux une réduction de la précarité sur la même période, même si le taux de contractuel.le.s atteint toujours 26% en 2018 – contre 32% en 2012. Si le nombre d’agent.e.s diminue donc, leur précarité se maintient voire se renforce dans l’ensemble, le nombre d’enseignant.e.s dépassant celui des BIATSS. Couplée à l’accroissement du nombre d’étudiant.e.s sur la même période – près de 23% d’augmentation tout de même –, cette tendance a nécessairement impliqué une augmentation de la charge de travail pour le personnel.

Rien d’exceptionnel sous le (pale) soleil normand, la précarité est une variable structurelle et historique de l’ESR. À noter l’initiative récente (une de plus, malheureusement…) se donnant pour objectif de rendre visible les luttes contre la précarité : Appel solennel des chercheur.e.s précaires.

La compression de la « masse salariale » s’accompagne d’une mutation de l’organisation du travail et du pilotage des composantes, processus devant permettre de faire « tenir l’édifice » soumis à cette cure d’austérité. Entre 2014 et 2019, l’Université de Caen a en effet connu une inflation des formations à destination du personnel visant à introduire les techniques de management dans l’organisation du travail. À titre d’exemple, le plan de 2018 se donne entre autres objectifs généraux de « renforcer les compétences managériales des équipes de directions et des agents en situation d’encadrements ». Deux sessions de formation sont ainsi programmées : l’une portant sur le « management zen et coopératif », l’autre invitant à « Se positionner comme manager ». Encore plus éclairant, l’une des formations récurrentes depuis trois ans a trait à la gestion des conflits, intitulée en 2017 et 2018 « Mieux communiquer pour prévenir les conflits ». Signe d’une prise en compte par l’administration centrale des tensions traversant les composantes, mais d’une réponse pour le moins limitée, comme si une meilleure communication pouvait remplacer les suppressions de postes et l’augmentation de la charge de travail…

 

Une politisation de l’encadrement administratif en régime d’« autonomie »

À ces changements dans l’organisation du travail s’ajoute une transformation des rapports entre composantes et administration centrale, qui passe par l’extension du pouvoir de l’encadrement administratif. Soulignons, s’il en était besoin, que ces paragraphes ne visent pas des personnes, mais s’attachent à la description de fonctions…

Suivant le décret relatif à l'emploi de secrétaire général d'établissement public d'enseignement supérieur paru en 2010, le Directeur ou la Directrice Général.e des Services (DGS) participe dorénavant à l'élaboration et à l’évaluation des politiques d'établissement dont il ou elle assure la mise en œuvre opérationnelle. Le passage de Secrétaire Général.e (SG) à DGS, au-delà de la modernisation sémantique, entraine donc une politisation de cette fonction administrative, qui reconfigure la relation avec l’équipe dirigeante élue. Les échanges au sein de la table-ronde intitulée « DGS demain, un métier à réinventer dans les nouveaux périmètres de l’université » lors du colloque de l’Assemblée des DGS de 2015 à l’Université de Strasbourg sont particulièrement évocateurs. Assumant le caractère politique de leurs nouvelles attributions, les DGS, qui se voient comme des « managers stratégiques » ou des « chefs d’orchestre », appellent à dépasser le binôme traditionnel, constitué de la Présidence et du Secrétariat Général, pour mieux prendre part à l’élaboration du projet politique de l’établissement.

L’Université de Caen a adopté en novembre 2016 une modification similaire au niveau des Responsables Administratif.ve.s d’UFR ou d’Instituts, devenu.e.s Directeur.trice.s Administratif.ve.s de Composante (DAC). Outre les attributions classiques de ce type de poste, le ou la DAC accompagne la direction élue dans la définition de la politique de la composante et dans la mise en œuvre de ses orientations stratégiques. Il ou elle assiste également le directeur ou la directrice dans la préparation du dialogue de gestion, lors des entretiens Ressources Humaines et budgétaires. Dans la fiche de mission, il est demandé aux DAC, dans le titre « Savoir-faire comportemental / savoir être », de faire preuve de « discrétion professionnelle et [de] loyauté institutionnelle »…

Cette dernière formulation, qui n’apparait dans aucune autre fiche de poste du personnel BIATSS, résonne de manière particulière pour cette catégorie d’agent.e.s de la Fonction Publique d’État. Prenant tout son sens avec l’extension de ses attributions, cette injonction comportementale sonne comme un rappel à la subordination hiérarchique envers le ou la DGS face à la potentielle solidarité fonctionnelle dans la composante. La Direction Générale des Services, intervenant davantage dans le projet d’établissement, dispose ainsi d’un relai, aux pouvoirs étendus, au sein des UFR ou Instituts. Lors des dialogues de gestion, pilotés sur des critères de performance, les directeur.trice.s de composante élu.e.s, peu formé.e.s à ces sujets et esseulé.e.s face à la direction de l’Université, sont ainsi « cadré.e.s » au préalable par les Directions Administratives.

Cette évolution des métiers, résultant de l’« autonomisation » de universités, opère un brouillage des frontières entre administratif et politique voire un transfert (fût-il partiel) de la décision aux agent.e.s de l’encadrement.

 

Bientôt un « acte II » de l’«  autonomie » ?

L’université est donc confrontée à des mutations profondes depuis l’application des RCE, mais il semblerait que nous ne soyons pas au bout de nos peines. Lors du colloque annuel de la Conférence des Présidents d’Université (CPU), qui s’est tenu en Bretagne en mars dernier, la ministre de l’ESR, affirmant que « l’autonomie est un acquis, un socle que nul ne songerait à remettre en cause », avance que le « temps est donc peut-être venu, dix ans plus tard, d’un « acte II » de l’autonomie », notamment sur les « questions d’emplois, de carrière et de gestion des ressources humaines ». Embrayant le pas à la ministre, la CPU a tôt fait de publier ses recommandations pour une « approche proactive de l’autonomie », notamment dans le recrutement et la gestion des carrières du personnel. Cet acte II passerait par :

« - la suppression de la qualification, et la révision de l’ensemble de la procédure de recrutement des enseignant.e.s-chercheur.e.s ;

- des promotions décidées localement en s’appuyant sur un processus d’évaluation transparent ;

- un assouplissement du cadre des missions des enseignant.e.s-chercheur.e.s et de la comptabilisation de leurs activités, la règle des services de 192h TD équivalent présentiel, de plus en plus en décalage avec les nouvelles pratiques pédagogiques, devenant obsolète ».

Même son de cloche du côté des technocrates ministériels. Le dernier rapport de l’Inspection Générale des Finances (IGF) et de l’Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la Recherche (IGAENR) avance que « les universités disposent de marges de manœuvre inexploitées pour piloter leur masse salariale » afin d’améliorer leurs indicateurs de performance. Ces gisements de croissance résident dans « les départs en retraite des titulaires d'ici à 2021 » et dans « l'optimisation du temps de travail des BIATSS et des enseignants ». Voilà le sort qui nous est réservé dans les prochaines années : réduction accrue des effectifs et augmentation de la charge de travail pour tout le monde, recrutement et évaluation locaux des enseignant.e.s chercheur.e.s ainsi que retour de la modulation des services…

 

La perspective d’une Université normande « autonome »

Les mutations évoquées ci-dessus laissent entrevoir ce à quoi pourrait donner lieu la fusion des universités normandes. Un aperçu peut déjà être trouvé dans la création de l’IUT Grand Ouest Normandie : éloignement des centres de décision, échelon intermédiaire (conseil de pôle) chronophage et bureaucratique, perspective de réduction des effectifs et de « mutualisation » des services, risque de déplacements forcés du personnel, etc. Les listes qui se sont présentées à l’élection du Conseil d’Institut du 8 octobre reflètent d’ailleurs ces inquiétudes légitimes du personnel.

En annonçant la fusion au 1er janvier 2022, le Président a défendu la création d’une seule Université « avec une seule présidence, un seul Conseil d’Administration et un seul Conseil Académique, garantissant subsidiarité au plus près du territoire et relations de proximité ». Tout le monde sent bien le caractère contradictoire de cette formulation : qui peut croire que l’institution d’organes de décision à une échelle supérieure garantira la participation effective des agent.e.s à la vie de l’établissement au plus près de leur quotidien au travail ? Comme cela a pu être observé dans d’autres universités fusionnées ainsi que dans d’autres services publics régionalisés, on assistera à un affaiblissement des principes démocratiques et à un renforcement du pouvoir d’« experts » venus de tous horizons. Cette organisation technocratique est d’ailleurs voulue par la Région et le ministère, au nom de la « simplification » administrative ainsi que de l’attractivité et de la compétitivité des territoires.

Cette tendance globale se retrouve dans la loi de transformation de la Fonction Publique adoptée par le Parlement en août dernier. À la réduction des compétences des Commissions Administratives Paritaires (exclusion des questions de mutation, mobilité, avancement et promotion des agent.e.s) s’ajoute la fusion des Comités Techniques et des Comités d’Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) dans une seule instance : le Comité Social d’Administration (CSA). On imagine le travail aisé de ces supers-représentant.e.s du personnel dans le cadre d’une seule Université normande… Compte tenu de l’état du « dialogue social » à l’Université de Caen, il n’est pas dit que cette perspective de réduction du contre-pouvoir syndical soit si mal accueillie par l’actuelle direction… si elle est réélue.

Et c’est bien là que réside l’un des enjeux de l’élection aux conseils centraux du printemps prochain. Le personnel de l’Université reconduira-t-il une équipe dirigeante qui a poursuivi la politique de réduction des effectifs, introduit les techniques de management du privé dans l’organisation du travail, imposé la suppression de diplômes, forcé la fusion de composantes et d’universités, restreint l’accès à l’information sur la politique de l’emploi du Comité Technique, empêché l’action autonome du CHSCT sur les conditions de travail…. ?

 

SUD Éducation – Solidaires

 


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