Le management décomplexé : briser les collectifs, individualiser la souffrance

Nous évoquions, en novembre dernier, dans les « Chroniques de l’Université à l’heure de l’autonomie », la mutation à bas bruit de l’encadrement administratif et la diffusion des logiques managériales dans la formation du personnel de l’Université de Caen Normandie.

De ce point de vue, l’année 2020 commence fort ! Une formation sur deux jours, intitulée « Exceller sous la pression », était programmée les 10 et 11 février. On aurait pu croire à une mauvaise blague de formateur.trice.s accoudé.e.s au comptoir, fatigué.e.s d’endoctriner les salarié.e.s avec les nouvelles techniques de gestion du personnel. Mais non, il s’agit bien d’une formation estampillée « Unicaen » qui a cependant la vertu de condenser en quelques mots l’air du temps managérial : l’« excellence », mantra technocratique qui empoisonne tout le monde et justifie la mise en concurrence de tous et toutes pour des miettes de financement, mais qui génère en effet une réelle « pression » sur les agent.e.s et les équipes. On apprendra notamment dans cette formation le « véritable rôle du stress » au travail, positif à n’en pas douter, ou encore la manière de réguler son état émotionnel avec le fameux STOP (Se Taire et Observer Patiemment – des esprits chagrins seront certainement tentés d’associer le O de l’acronyme à « Obéir »).

Une autre formation, deux jours plus tard, intitulée « Les fondamentaux du management », nous donne la définition qu’ont les formateur.trice.s, de la gestion contemporaine du personnel : « Aujourd'hui manager consiste à permettre à son équipe de faire constamment plus de résultats avec moins de stress et plus de plaisir ». Là, le stress n’est plus si positif… Et l’objectif est de prendre du plaisir en faisant des résultats… chiffrés bien évidemment, les directions d’université ne jurant plus maintenant que par les indicateurs de performance. On serait tenté de sourire à la lecture de cette conception du management, si la question des conditions de travail du personnel ne se posait pas de manière aussi aiguë dans nombre de composantes de l’université. Cela dit, cette définition exprime la déconnexion des concepteur.trice.s de ces formations vis-à-vis du travail, ce que la sociologue, Marie-Anne Dujarier, nomme les « planneurs » dans son ouvrage Le management désincarné : des gens qui créent des « plans », c’est-à-dire qui planifient l’activité des autres, mais aussi qui « planent », c’est-à-dire qui ne connaissent pas la réalité de cette activité.

Depuis de nombreuses années, des psychologues (tels que Christophe Dejours ou Marie Pezé) ou des sociologues (tels que Danièle Linhart ou Vincent de Gaulejac) pointent la responsabilité du management dans le développement de la souffrance au travail des salarié.e.s. Ce mode de gestion du personnel promet l’épanouissement de tou.te.s, à travers la participation à des projets en autonomie. En réalité, les collectifs de travail ne définissent jamais leurs objectifs (souvent inatteignables…) et ne disposent pas des moyens nécessaires à la réalisation de leurs missions. Sans parler du fait que, contrairement à ce que professe la novlangue managériale, les chef.fe.s, soi-disant devenu.e.s des animateur.trice.s, n’ont pas disparu, loin s’en faut… La promesse enchantée du plaisir au travail se referme sur les salarié.e.s… et c’est bien là que réside l’objectif. Le management tend en effet à ramener l’organisation du travail à une perspective individualiste et psychologisante, qui vise à rendre responsables les seul.e.s agent.e.s de leur situation, procédé culpabilisateur bien connu d’ailleurs des demandeur.euse.s d’emploi…

Pour se faire une idée des extrémités auxquelles le management peut aboutir, il suffit d’aller lire le jugement du procès « France Télécom », rendu le 20 décembre dernier. Les anciens dirigeants ainsi que l’entreprise étaient poursuivis pour avoir introduit des techniques de management violentes afin de réduire drastiquement les effectifs du personnel et d’accroitre la profitabilité de l’entreprise. L’histoire est tristement connue : le plan NExT (Nouvelles Expériences des Télécommunications) avait généralisé la souffrance au travail et entrainé de nombreux suicides. Le syndicat SUD PTT avait alors créé un Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom et porté plainte contre les dirigeants du groupe, il y a maintenant plus de 10 ans.

La décision de la justice pénale est historique :

- le management pathogène, mis en place pour atteindre les critères de performance économique édictés par la direction, est qualifié de harcèlement moral institutionnalisé ;

- les plaignant.e.s sont reconnu.e.s comme victimes de l’organisation du travail et non pas renvoyé.e.s à leur propre responsabilité ou à leurs prétendues fragilités ;

- les dirigeants sont reconnus responsables pénalement de harcèlement moral institutionnalisé et condamnés à de la prison ferme.

 

Vous trouverez en lien internet attaché, les communiqués de SUD PTT et de Solidaires ainsi que, ci-dessous, des extraits du jugement :

Le tribunal reconnait l’existence d’un harcèlement moral institutionnalisé lié à des mesures qui « par leur répétition, de façon latente ou concrète » aboutissent à « une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité ». « Ces agissements outrepassent les limites du pouvoir de direction » et portent atteinte « aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives ».

« C’est une particularité de ce délit de harcèlement moral que de transférer, insidieusement, le poids de la responsabilité des actes sur la victime, qui alors culpabilise, se remet en cause et peine à identifier la cause de sa souffrance, surtout si cette cause relève d’une organisation qui la dépasse. »

« Dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, cela se double d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performance. Ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient touchés. »

 

A l’heure où le management se diffuse dans tous les services publics, et depuis quelques années à l’Université de Caen Normandie, certain.e.s devraient méditer le rendu de ce jugement.

 

SUD Éducation – Solidaires

 


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